De: Herve Le Bras <Herve.Le-Bras@ehess.fr>
Objet: [LISTCENSUS:138] epidemiologie de l'erreur
Date : lundi 8 février 1999 12:09
L'émotion d'Alain Blum et de Jean-Luc Richard à la lecture du
dernier numéro de l'Histoire est bien compréhensible. Des catégories dont
ils ont montré les défauts de construction y sont en effet reprises comme
si de rien n'était. G. Noiriel avait déjà remarqué que l'histoire de
l'immigration ne parvenait jamais à se structurer ni à produire une
accumulation suffisante du savoir. On en saisit ici la raison: faute d'être
soumis à la critique, les concepts et les résultats demeurent fragiles et
restent à la merci de dérives idéologiques.
On saisit aussi sur le vif comment les idées fausses se répandent.
Nous avons montré en détail ici-même et dans le "Démon des origines"
comment l'estimation des 8.000 ménages polygames et des 100.000 personnes
concernées provenait d'une erreur grossière de M. Tribalat. Comme les
responsables de cette erreur et les responsables des publications de l'Ined
n'ont pas publié de recticatif et comme de toute manière, ils refusent de
publier les critiques et rectificatifs qu'on leur adresse (voir par exemple
celui des chiffres de l'émigration française qu'ils ont sous-estimée de
plus d'un tiers et dont j'ai fourni le dossier dans listcensus), les revues
de vulgarisation s'emparent de ces erreurs qui flattent la xénophobie et
les répandent un peu plus. Comme le mensuel l'Histoire est souvent lu par
les professeurs du secondaire, on va sans doute voir les 8000 polygames
Mandé réapparaître dans les manuels scolaires et faciliter le dialogue
interculturel dans les collèges des quartiers sensibles. Va donc hé
polygame!
Même remarque pour les Français de souche qui resurgissent avec une
définition encore différente des trois ou quatre que l'on connaissait déjà.
Même avec une définition normalisée et même en remplaçant ce terme très mal
connoté de "souche" par un autre vocable, l'idée n'en restera pas moins
criticable et déplaisante. De l'aveu ingénu de ceux qui en font la retape,
il s'agit en effet d'opposer aux populations issues de l'immigration, une
population qui n'en serait pas issue, donc d'accréditer l'idée de deux
populations séparées, comme on parlait avant-guerre des peuples civilisés
par rapport aux peuples sauvages, et de nier toutes les situations
intermédiaires.
Si les structures de la recherche en démographie fonctionnaient
correctement, les reponsables de l'Ined, constatant les dégats des erreurs
qu'ils ont commises et qu'ils propagent, devraient écrire au mensuel
l'Histoire en expliquant qu'ils se sont trompés dans leurs estimations de
la polygamie (ils pourraient s'appuyer sur le chapitre 9 du "Démon des
origines") et qu'ils désavouent la notion de Français de souche ( ils
pourraient citer les travaux de A. Blum et J.L.Richard, ou le démenti de M.
Tribalat publié par le Monde). Le chef de la communication de l'Ined
pourrait s'occuper de cela et se rendre pour une fois utile dans le cadre
de ses fonctions. Les erreurs scientifiques ne se transforment pas en
vérités sous prétexte qu'elles sont largement partagées: ce n'est pas parce
qu'un ensemble de personne décide à une forte majorité que le cosinus de 60
degrés vaut désormais 0,65 et cherche à en convaincre l'opinion en
s'appuyant sur des institutions établies que le cosinus en question perd sa
valeur mathématiquement prouvée de 0,5.
Hervé Le Bras
P.S. On trouvera la description d'autres exemples d'erreurs démographiques,
et même de faux démographiques ainsi que de leur propagation, dans mon
livre "Le sol et le sang: théories de l'invasion au XXème siècle" dont les
éditions de l'Aube viennent de sortir une nouvelle version dans leur
collection "Intervention". Précédents titres de cette collection: "Le mythe
nazi" de P. Lacoue-Labarthe et J. L. Nancy et "Postscriptum sur
l'insignifiance" de Cornelius Castoriadis.